Dieu et les Français.

Charles Pierre Péguy, 1873 – 1914 mort pour la France le 5 septembre.
Ecrivain, poète, essayiste et officier de réserve français.

De Charles Peguy, 1912.

« Tels sont nos Français, dit Dieu. Ils ne sont pas sans défauts. Il s’en faut. Ils ont même beaucoup de défauts.

Ils ont plus de défauts que les autres.

Mais avec tous leurs défauts je les aime encore mieux que tous les autres avec censément moins de défauts.

Je les aime comme ils sont. Il n’y a que moi, dit Dieu, qui suis sans défaut.

Nos Français sont comme tout le monde, dit Dieu. Peu de saints, beaucoup de pécheurs.

Un saint, trois pécheurs. Et trente pécheurs. Et trois cents pécheurs. Et plus.

Mais j’aime mieux un saint qui a des défauts qu’un pécheur qui n’en a pas. Non, je veux dire :

J’aime mieux un saint qui a des défauts qu’un neutre qui n’en a pas.

Or ces Français, comme ils sont, ce sont mes meilleurs serviteurs.

Ils ont été, ils seront toujours mes meilleurs soldats dans la croisade.

Or il y aura toujours la croisade.

Enfin ils me plaisent. C’est tout dire. Ils ont du bon et du mauvais.

Ils ont du pour et du contre. Je connais l’homme.

Je sais trop ce qu’il faut demander à l’homme.

Et surtout ce qu’il ne faut pas lui demander.

O mon peuple français, dit Dieu, tu es le seul qui ne fasse point des contorsions.

Ni des contorsions de raideur, ni des contorsions de mollesse.

Et dans ton péché même tu fais moins de contorsions.

Que les autres n’en font dans leurs exercices.

Quand tu pries, agenouillé tu as le buste droit.

Et les jambes bien jointes bien droites au ras du sol.

Et les pieds bien joints.

Et les deux mains bien jointes bien appliquées bien droites.

Et les deux regards des deux yeux bien parallèlement montant droit au ciel.

O seul peuple qui regarde en face.

Et qui regardes en face la fortune et l’épreuve.

Et le péché même.

Et qui moi-même me regarde en face.

Et quand tu es couché sur la pierre des tombeaux.

L’homme et la femme se tiennent bien droits l’un à côté de l’autre.

Sans raideur et sans aucune contorsion.

Bien couchés droits l’un à côté de l’autre sans faute.

Sans manque et sans erreur.

Bien pareils. Bien parallèlement.

Les mains jointes, les corps joints et séparés parallèles.

Les regards joints.

Les destinées jointes. Joints dans le jugement et dans l’éternité.

Et le noble lévrier bien aux pieds.

Peuple, le seul qui pries et le seul qui pleure sans contorsion.

Le seul qui ne verse que des larmes décentes.

Et des larmes perpendiculaires.

Le seul qui ne fasse monter que des prières décentes.

Et des prières et des vœux perpendiculaires.

Peuple, les peuples de la terre te disent léger parce que tu es un peuple prompt.

Les peuples pharisiens te disent léger parce que tu es un peuple vite.

Tu es arrivé avant que les autres soient partis.

Mais moi je t’ai pesé, dit Dieu, et je ne t’ai point trouvé léger.

O peuple inventeur de la cathédrale, je ne t’ai point trouvé léger en foi.

O peuple inventeur de la croisade je ne t’ai point trouvé léger en charité.

Quant à l’espérance, il vaut mieux ne pas en parler, il n’y en a que pour eux.

C’est embêtant, dit Dieu, quand il n’y aura plus ces Français,

Il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre. »